Philippe Proudhon, auteur de "Stratégies pour devenir rentier en dix ans" faisait récemment sur devenir-rentier.fr, le forum à la popularité grandissante qu'il a créé, une critique assassine de l'analyse technique et de ses praticiens, conseillant à tout le monde de ne jamais regarder les graphiques de cours, selon lui, une absurdité. Etonné par un tel dénigrement et ce qui apparaît comme une mécompréhension du sujet, d'autant plus que le contenu par ailleurs de qualité de devenir-rentier.fr m'avait amené à visiter le site, je me devais de lui répondre. Car comme vous le savez, ce blog a pour vocation première d'informer et de démystifier autant que possible, en particulier tout ce qui a trait aux placements et aux marchés. Voici donc ma réponse :
Votre critique - plutôt ce qui apparaît comme un
assaut sur l'analyse technique - est
presque en tous points injustifiée ou erronée et m'a un peu étonné. C'est
dommage car la réalité est que l'analyse technique, correctement utilisée, peut
apporter des informations très appréciables, pas aux adeptes purs et durs de
l'approche de la valeur selon Graham/Dodd &Buffet, mais à tous les autres, c'est-à-dire sans doute
une bonne part des lecteurs de devenir-rentier.fr qui très probablement (malheureusement)
empruntent quelques éléments de la méthode seulement, n'ont peut-être pas
toujours la discipline qu'elle requiert, et peut-être ne prennent pas
conscience de toutes ses implications.
Il me semble évident que vous n'avez pas lu autant sur
l'analyse technique (AT) que sur l'approche "value", parce que dès le
départ peut-être, cette méthode ne vous a pas convaincu et que vous n'avez pas
cherché à bien la comprendre et à mettre ses enseignements à profit . Ne pas
être un étudiant de l'AT n'est pas une tare fatale en soi, car cela signifie
souvent verser dans toutes les chimères du trading online que nous vendent certains
courtiers et sites spécialisés. On peut
émettre pas mal de critiques vis-à-vis de l'AT et des analystes techniques, et
en fait votre conseil de fuir les analyses et les analystes techniques n'est, de loin, pas complètement dénué de
fondements (moi-même j'ai écrit sur le sujet et vois d'un œil critique les
analyses techniques des brokers et dans les médias spécialisés en général,
souvent il s'agit de contenu pour remplir des pages et faire du marketing). Du
point de vue du disciple de Graham &Dodd, et de celui à la recherche de
dividendes, l'absence totale d'intérêt pour l'AT n'est pas surprenant et
compréhensible mais les points que vous
soulevez, même s'ils ne sont pas dénués de sens, constituent une mauvaise
critique de l'AT, surtout qu'ils vous amènent à conclure à … l'absurdité de
l'AT. Voici les raisons en bref … Je passe rapidement sur la comparaison avec
l'immobilier (l'AT nécessite des prix de transactions régulières), sur une
déconnexion entre l'action et son entreprise (effectivement une bonne
entreprise ne se traduit pas nécessairement par une bonne action et l'AT
reconnaît ce fait), sur la notion (et pour moi le désir, ou non) d'être
"propriétaire"... D'abord,
point 1, la question des dividendes : les graphiques sont généralement ajustés
pour dividendes.
Si ce n'est pas le cas, le technicien en tient compte, seul
le novice naïf serait induit en erreur dans l'exemple que vous donnez. Notez
aussi qu'en général, le chartiste s'intéresse moins aux valeurs de rendement,
le technicien souvent va là où l'action et le momentum se trouvent. Point 2, la question de ce que vaut vraiment
l'action : en bourse par opposition au
private equity, seul le cours compte pour l'investisseur désirant réaliser une
sortie, donc si le cours a stagné ou baissé peu importe le nombre d'actions, l'EPS
etc, la valorisation de sortie c'est le cours. Pour le point 3, l'AT n'est
effectivement pas applicable à la VNI des SICAV, mais c'est du fait
principalement que la VNI ne représente pas les forces de l'offre et de la
demande à l'œuvre (c'est cela essentiellement
qu'indique un graphique, l'offre et la demande, la psychologie du marché, les
cours de bourse n'étant à court et moyen terme que le résultat d'une enchère,
ils sont donc parfois déconnectés des "fondamentaux") .
Paul Tudor Jones étudiant des graphiques en papier, dans le documentaire "Trader" de 1987
http://www.youtube.com/watch?v=x5liIYmxAXw
Il y a plusieurs méthodes pour gagner de l'argent en bourse, de l'approche "value", au trading à haute fréquence, en passant par la gestion passive (indicielle). Le succès de l'approche "value" est clairement avéré, la validité de certaines approches comme celle(s) basée(s) sur l'analyse technique peut être moins claire. Si aujourd'hui on peut aisément backtester beaucoup de choses ( N.B. ce qui fonctionnait hier risque bien de cesser de fonctionner un jour), à bien des égards, l'analyse technique n'est pas une approche scientifique, on la caractérise souvent de subjective, peu fiable. Mais le fait est que beaucoup d'acteurs sur les marchés l'ont utilisée et continuent de l'utiliser pour réaliser des profits. Et cela n'est plus à prouver, en fait même les milieux universitaires lui reconnaissent aujourd'hui une certaine validité, les fondements de l'AT étant à chercher dans la composante psychologique, émotionnelle, des marchés, dans le fait que les marchés ne sont pas tout à fait "efficients" et les participants pas entièrement rationnels. Des milliards sont gérés par des systèmes informatiques souvent basés en (grande) partie sur l'analyse technique : +-250 Mds en "managed futures" en 2011, il s'agit d'une catégorie particulière de hedge funds, plutôt méconnue en Europe. Hors managed futures, beaucoup de gestionnaires de hedge funds à la réussite extraordinaire ont utilisé l'AT, je pense à Paul Tudor Jones par exemple. On peut sans doute dire que tous les traders actions ou FX ont une certaine connaissance de l'AT quelle que soit l'utilisation qu'ils en font. Quant à moi qui utilise bien sûr l'AT, je pourrais sans doute aisément vous prouver qu'elle apporte des informations appréciables, notamment pour avoir une indication du cycle de marché dans lequel on se trouve, et surtout pour éviter d'investir dans un titre, un secteur ou un marché sur le point de s'effondrer. Par exemple, une chose m'a frappé dans le PF de investisseurheureux, c'est l'énorme position dans Cominar. Ne connaissant pas les détails de vos derniers ajouts, je crois toutefois qu'ils sont assez récents, l'analyse technique peut, comme dans cet exemple, vous inviter à la prudence et vous décourager d'autant plus à accumuler une telle position dans un titre et un secteur dont les perspectives semblent s'assombrir. Car, oui, depuis début 2013, le graphique de CUF est "laid" (il est devenu effrayant depuis, reflet des inquiétudes sur l'immo canadien ?). La taille relative de CUF dans le PF est maintenant, vous conviendrez, en conflit avec le principe de diversification d'une gestion saine, et la tendance à moyen terme semble à la baisse.
Cominar REIT : les techniciens n'aimeront pas ce graphique
L'analyse technique n'est donc pas du tout une absurdité, même si ça en a l'air, même si certains la méprisent (vous êtes loin d'être le seul). Elle peut être utile dans beaucoup de cas (et certains ne peuvent s'en passer). Mais je dirais qu'il est bon d'avoir un minimum de connaissances dans le domaine et surtout une certaine expérience des marchés pour pouvoir séparer le bon grain de l'ivraie si on lit des analyses techniques (il y a beaucoup de choses qui ne valent pas la peine de s'attarder et si c'est trop compliqué parce qu'une myriade d'oscillateurs et d'indicateurs sont employés, probablement il n'y aura pas grand chose à y gagner en comprenant). L'AT n'est évidemment pas une boule de cristal, l'utiliser seule et de façon théorique (sans observation, réflexion, (backtesting), après avoir lu un livre ou deux) mène à des déceptions, et elle peut certainement vous induire en erreur (tout comme les états financiers). Pour l'analyste ou le trader toutefois il s'agit de reconnaître ces situations où elle vous induit sans doute en erreur. Car l'analyse technique est plutôt un art développé par la pratique (du trading). En conclusion l'AT est une méthode parmi d'autres, qui utilisée seule n'est certes pas la meilleure en ce qui concerne la bourse, et qui bien sûr concerne plutôt le court terme. On peut choisir de la suivre en puriste ("toute l'information nécessaire est dans les cours") si l'on est un trader ou l'incorporer dans une certaine mesure dans son approche d'investissement. Je ne recommanderai jamais au particulier d'utiliser l'AT en puriste et d'écarter les autres approches, mais de s'y intéresser pour comprendre (de même pour l'approche "value", le particulier moyen pour moi devrait en fait investir via fonds et ETF). Le principal défaut de l'AT aujourd'hui est évidemment d'être bien trop populaire, donc presque tout ce qui est bien connu, comme beaucoup de figures classiques, a perdu de son caractère prédictif je dirais. Mais le néophyte (qui en fait n'analyse pas les graphiques), et le particulier moyen en bourse, feraient bien de prêter un peu attention aux grands principes (la tendance par ex.), c'est au contraire les investisseurs "value" experts comme vous, qui suivront leur approche contre vents et marées, qui peuvent s'en passer, bien que je pense que l' absence totale d'attention aux facteurs techniques (et macro) peut avoir un impact très négatif sur la performance durant certaines périodes. L'AT, c'est un fait, peut vous éviter d'être lourdement investi juste avant un krach .
Je pense que c'est Richard Ferri
que vous connaissez sans doute qui a dit qu'en fin de compte, si un
investisseur a une méthode bien définie et valide et s'y tient, peu importe
cette méthode, au final il devrait sortir gagnant. Je fais ici une parenthèse :
il y a une chose que je crois bon de dire toutefois, il faut rester réaliste.
Toutes les stratégies de placement qui peuvent vous rendre riche en à peu près
10 ans (ex: portefeuille très concentré dans 1-10 actions de croissance,
"property ladder" en
maximisant l'emprunt, placer tout son argent dans un hedge fund en espérant que
le gérant soit un nouveau Buffet ou Soros, etc.) sont très risquées et leur succès
repose en général surtout sur la chance (c'est beaucoup moins vrai pour le trading, mais les chances de succès sont encore plus minces), la déception étant le plus souvent au
rendez-vous. Quant aux stratégies de rendement, de rentier, elles restent
toujours exposées à une baisse du rendement (dividende) et à des moins-values
sur le principal. La meilleure manière
de devenir rentier bien avant l'âge de la retraite c'est de créer une
entreprise et ensuite de la revendre ou d'être cadre avec des stock-options.
Les vrais rentiers d'aujourd'hui sont en majorité des entrepreneurs ou ont eu
la chance de recevoir des stock-options avec l'action de la société
s'appréciant dans un des plus grands marchés haussiers de tous les temps (90's,
2003-2007, 2009- présent, ce dernier largement artificiel). Dans ce genre de
réussites aussi, la chance joue un rôle important (même pour l'entrepreneur qui
doit être "the right man at the right time/right place").
Pour conclure sur l'analyse technique, comme la France est un pays magnifique pour ses cours et plans
d'eau, je ferai l'analogie suivante :
la bourse c'est un peu comme la pêche qui, fut l'une de mes passions dans mon
enfance. On peut attraper du poisson de différentes manières, mais il est
important de choisir un type de pêche et un matériel , 1) autorisé, légal 2) adapté à son tempérament, (sa condition
physique) 3) dans lequel on a confiance. Certains dispositifs pour pêcher de
très gros poissons à la ligne peuvent sembler complètement absurdes au profane
(comment le poisson peut-il mordre à un tel appât ?). Personnellement, je n'ai jamais
eu de succès avec certains de ces dispositifs. Je pourrais les qualifier
d'absurdes et bons à jeter, ils sont pourtant prouvés efficaces et très prisés
par d'autres pêcheurs de par le monde. J'ai réalisé que 1) localement ils
pourraient être moins efficaces que dans le passé (le poisson ayant appris à
s'en méfier) 2) que leur utilisation est un art, avec des subtilités qui font
la différence entre capture et bredouille. Le parallèle avec la bourse, et
l'AT, est valable en bien des points. Je sais que si une méthode ne m'apporte
pas satisfaction, il vaut mieux que je me cantonne à autre chose, à ce qui a fonctionné pour moi. Car au bord de
l'eau ou en bourse, avoir confiance
dans sa méthode est l'une des clés du succès. Il est clair que vous n'avez aucune
confiance dans l'analyse technique, mais cela ne veut pas dire que l'analyse
technique n'a pas de fondement valable et n'apporte aucune valeur.